Je suis Maître Behener, Beau-Frère de sa Majesté, Grand Argentier du Royaume, Ministre du Trésor et Gardien du Coffre, Membre du Haut Conseil, Commandeur de l’ordre du Dragon, Seigneur de Taharcan, de Pengsark et de Silernor, et je vous ordonne de revenir. Vous ne pouvez vous soustraire à l’un de mes ordres sans encourir les pires châtiments. Jamais personne n’a osé me faire pareil affront. Comment osez-vous vous attaquer à un membre dirigeant de la famille royale ? Je vous donnerai tout ce que vous voulez, je suis très riche, mais par pitié, ne me laissez pas là. Pourquoi ne me répondez-vous pas ?

Ce n’est pas possible. Ils ne peuvent pas m’entendre, je croyais les appeler mais aucun son ne sort de ma gorge, je ne peux faire aucun mouvement. Que m’ont-ils fait ? Même mes yeux sont paralysés, je ne peux voir que la voûte au-dessus de moi. Je ne sens même plus le contact de la roche plate sur laquelle ils m’ont allongé.

Du bruit, à nouveau. On roule la pierre de mon tombeau. La lumière dansante d’une lampe à huile. Enfin, quelqu’un vient. Je savais bien qu’on ne pouvait me laisser ainsi. Mais qui est cet homme ? Que fait-il ici ? Je ne peux pas bouger. Il s’approche de moi et me regarde avec un rictus de mauvaise joie. Puis il pose sa lampe sur ma stèle, fouille dans son sac et en retire quelque chose que je ne distingue pas, dans la pénombre. Il m’ouvre la bouche et y place l’objet, tout au fond, dans ma gorge, je le sens. Je n’ai pas pu voir ce que c’était. Puis il referme ma bouche. Il recule de quelques pas, comme pour contempler son œuvre.
“ Ha ! Bon voyage ! lance-t-il. ”

Je l’ai reconnu. C’est cet homme qui n’avait pas payé l’impôt royal et que j’ai dû faire exproprier. Comme il refusait de se soumettre à la loi, j’avais dû faire intervenir la garde. Sa femme s’était interposée, elle avait attrapé un des piliers de l’entrée à bras le corps et ne voulait plus bouger. Elle pleurait. Quelle folie, aussi, que de s’opposer à un Représentant de sa Seigneurie. Il m’avait imploré de l’épargner, sous prétexte qu’elle portait un enfant. Il m’avait menacé, j’avais ri. Ces vies ne valaient rien. Je l’ai frappée de mon épée, elle est tombée dans son sang. L’homme était comme fou, mes gardes ont dû l’empêcher de se jeter sur moi. Je ne sais pas pourquoi ils ne l’ont pas tué, lui aussi.

Alors j’ai vu cette autre femme, son esclave de maison, je crois. J’allais la frapper, elle aussi, mais le temps s’est arrêté. Elle a accroché mon regard au moment où ma lame s’abattait. Je ne sais pas pourquoi je l’ai regardée. Elle n’était qu’une chose, du mobilier. Elle ne suppliait pas, elle ne menaçait pas, elle disait… ses yeux disaient… j’ai dévié le coup et mon arme est venue trancher le bras du soldat qui la tenait. Je ne saurais jamais pourquoi. Je ne pourrais pas oublier ces yeux.
L’homme, voyant le garde blessé à mort, a fini par s’enfuir, suivi par son esclave qui ne pouvait rien faire d’autre. Je les revois encore me fixer, alors que je repartais après avoir remis son logement à la disposition du pays. Lui avait le visage déformé par la haine et elle avait toujours ce regard intense qui me parlait mais que je ne comprenais pas. Je n’étais pas inquiet, ils n’étaient pas de ma caste, ils ne pouvaient m’atteindre.

Cette fois-là, je traversais le marché, bondé comme d’habitude. Ma garde écartait les gens pour que je passe. Je regardais au loin, devant. Ces gens ne m’intéressaient pas, je ne les entendais pas. J’ai soudain tourné la tête et j’ai revu ces yeux. Elle était là. Au milieu de cette foule vociférante et chaotique, je ne voyais qu’elle. Elle avait un couteau à la main qui m’était destiné, bien sûr. Mais elle n’avançait pas. L’homme a surgi de derrière elle et soudain, il était sur moi. Je n’ai rien senti, je suis tombé. Je les voyais courir en tous sens, les gardes qui repoussaient la foule, mon capitaine qui cherchait un médecin, ce couple qui s’enfuyait, des femmes qui hurlaient, des hommes qui levaient le poing de la victoire, des soldats qui les frappaient… et moi, étendu. C’est vrai… je me voyais, d’en haut et j’étais bien.

Je devais être mort. Ils ont dit que j’étais mort. J’ai vu ma femme pleurer sur mon corps et se brûler elle-même rituellement les yeux au fer rouge, j’ai vu ma mère se tordre les mains, s’arracher les cheveux. Ils ont placé sur mon visage le masque d’or que j’avais moi-même commandé, il y a trois ans. Ils ont tué mes esclaves, ils ont immolé mes montures, ils ont recouvert ma maison de tentures noires. Ils faisaient tout ce que j’avais écrit. Evidemment. Ils ont ouvert ma jarre scellée et ils respectaient mes instructions.

Les prêtres m’ont ouvert le ventre pour en retirer les entrailles, puis ils l’ont rempli avec leur mélange et l’ont recousu. Ils m’ont introduit de longs crochets dans le nez et ont fait un trou derrière mon crâne pour le vider. Je n’ai rien senti, je les regardais m’éviscérer sans pouvoir faire quoi que ce soit. Je les voyais, je les entendais. Je ne pouvais plus bouger, mais j’étais conscient. Je ne suis pas mort, je ne suis pas mort ! Si je vois, c’est que je ne peux pas être mort…

Comment a-t-il fait pour entrer ici ? Il a l’air satisfait de son sacrilège. Il ne sait pas que je l’ai vu. Ma vengeance sera terrible. Je le laisserai en vie pour qu’il contemple le reste de sa famille brûler devant lui. Il me suppliera de le tuer. Mais j’en ferai mon plus fidèle esclave. Je lui coudrai la bouche, je lui couperai trois doigts de chaque main, phalange par phalange, je l’émasculerai, je... je...

Je tombe ! Le sol s’est ouvert sous moi, une immense lumière a jailli des profondeurs. Je tombe, mais mon corps est toujours sur la stèle. L’homme continue de le contempler, comme s’il ne s’était aperçu de rien. Comment ne peut-il pas voir cette immense lumière ? Je voudrais crier, hurler, mais je suis paralysé. Aucun son ne peut se former dans ma bouche. Je ne peux qu’assister à ma propre chute. Je tombe lentement.

Une lumière extraordinaire m’environne, puissante sans éblouir, émanant de partout sans briller. Même mon corps est lumineux. Je peux voir à une distance inconcevable, la lumière est partout la même, elle ne s’estompe pas. Autour de moi, ce n’est qu’une mosaïque de couleurs inimaginables, à la fois changeantes et immobiles. Je suis sûr qu’aucune ne pourrait être rendue par le meilleur des artistes. Même l’arc-en-ciel n’en contient pas autant. Je crois qu’elles n’existent pas dans le monde normal ou qu’elles ne m’étaient pas accessibles. Ici, je peux voir d’une façon différente. Et ces formes incroyables et étranges ont plus de dimensions qu’à l’ordinaire. Je ne crois d’ailleurs pas qu’il s’agisse de vue à proprement parler, c’est un autre sens insoupçonné, la perception d’un autre monde. L’Au-delà prend ici toute son sens : je ne suis pas au-delà de la mort, mais de ma dimension terrestre. Tout cela représente des choses qui ne me sont pas inconnues, même si je ne parviens pas à les identifier.

Oui... ce sont les images de choses de mon monde, mais d’un autre point de vue, un peu comme l’ombre à contre-jour d’un objet à travers un drap. Pas des images, non, mais les véritables perceptions de tout ce qui vit sur le monde, les hommes, les animaux, même les plantes, je crois. La Vie, que l’on ne pouvait discerner, apparaît véritablement ici. Chaque Vie est une forme différente, changeant selon des critères inconnus.

Je peux maintenant les identifier presque toutes, sans savoir comment. Voici une jeune femme, une fleur, un insecte, un arbre, les poissons, les oiseaux... certains sont étranges, je ne peux pas les reconnaître. Après tout, je ne connais pas non plus toutes les bestioles du monde. Mais outre des animaux inconnus, il y a d’autres formes de vie, n’appartenant à aucun règne recensé. Ce ne sont ni des animaux, ni des hommes, ni des plantes. Ils vivent au milieu des hommes qui ne peuvent les voir. Il y a donc d’autres créatures, invisibles, que je peux maintenant observer : des esprits, des démons, des anges ? Peut-être est-ce ainsi qu’on les a nommées les rares fois où elles ont été aperçues, mais ces vies-là n’ont rien de magique ni de divin. Certaines sont intelligentes, d’autres non. Toute une faune et une flore insoupçonnées.

Chaque Vie peut être embrassée dans sa totalité, dans toutes ses dimensions, toute sa vie, de la naissance à la mort, même son destin qui semble évoluer constamment. Derrière et autour de toutes ces existences, plusieurs niveaux de couleurs de fond du même ordre doivent être le destin des familles, des groupes, des populations ou des troupeaux ou même peut-être du Monde entier. Cela aussi évolue sans cesse petit à petit, au même rythme que celui des Vies individuelles. Cela signifie donc que les choix de chacun, ceux d’un homme ou d’un papillon, font évoluer son destin, mais aussi celui du monde entier. Rien n’est anodin, tout compte. Et à l’inverse, on dirait que les grands groupes ont une conscience propre qui œuvre dans l’intérêt de tous ou selon la volonté du plus grand nombre et qui influe aussi dans la destinée des ensembles plus grands. Je ne sais pas bien quel est le groupe le plus grand : l’Humanité, le Monde ? Il semble qu’il y ait encore une de ces Consciences Collectives encore plus grande. Plusieurs Mondes ?

Plus je me déplace, plus je perçois ces existences de manière différente, selon d’autres plans : les formes, les perceptions, les émotions, les destins, les rencontres, les influences, les choix, les pensées, l’inconscient, ...

Je fonce vers le bas. C’est curieux. J’aurais pensé que je serais monté vers les dieux. On m’a toujours dit qu’ils étaient en haut. D’ailleurs... Est-ce que je tombe ou est-ce que je monte ? J’ai perdu tout repère. Peut-être même suis-je en train de voler à l’horizontale, plus vite que n’importe quel faucon. Je ne pensais pas qu’on pouvait aller si vite. J’accélère toujours plus. C’est incroyable ! Je ne sens pas le vent sur mon visage, mes yeux ne pleurent pas comme lorsque je lance mon coursier au triple galop.

J’ai vraiment quitté le monde des vivants. Jusqu’où vais-je aller ? Je vois d’innombrables embranchements mais je ne sais lesquels choisir ni, de toute façon, comment les emprunter. Je suis dirigé malgré moi vers un endroit bien précis.

C’est fini. Je suis immobile. Je suis suspendu dans le vide. Plus de couleurs, elles se sont estompées peu à peu. Je suis arrivé dans un autre plan d’existence. Il fait nuit, tout autour de moi. Je n’ai jamais vu autant d’étoiles. Elles ne scintillent pas, elles sont simplement là, immobiles. Je peux tourner en tous sens sur moi-même. Oooh ! Il y a maintenant devant moi une énorme boule bleue, veinée de blanc, magnifique. Elle change sans cesse de motifs, certains passant par-dessus les autres. La boule tourne sur elle-même, les teintes varient du bleu profond au beige clair, avec du vert, du brun. Et ces longues flammèches blanches qui bougent sans cesse, formant des tourbillons. En y regardant de plus près, il y a encore d’autres détails, encore plus fins, comme des veines, bleues. Là ! Cela me rappelle les cartes que j’ai vues au palais, celles dessinées par les géographes. On croirait une carte de mon pays et de toute la région et même de tous les pays voisins avec les mers, les fleuves… Mais cela signifierait que tout le reste représente également d’autres pays, alors qu’il ne devrait y avoir qu’un gouffre autour du Monde.

Pourtant, je Sais inexplicablement que c’est bien de là que je viens. Ce n’est pas une carte, j’ai bien devant les yeux le Monde d’où je viens, dans sa totalité. Le monde est une boule. Je peux y voir les contrées baignées par la lumière du soleil et celles qui sont dans l’ombre. J’ai la Connaissance de l’Univers. Je sais pourquoi je suis là et je vais y retourner. Devant moi s’ouvrent toutes les voies, toutes les possibilités, tous les destins. Je peux tout embrasser d’un regard et je dois simplement choisir où aller, quand et sous quelle forme.

Je dois… je dois dire mon nom. Il faut que je parle. On attend ma décision. C’est maintenant. Je ne peux pas parler ! Il le savait ! C’est pour cela qu’il m’a obstrué la gorge ! Je ne peux pas parler ! NON ! C’est trop tard, je pars ! Attendez ! Je ne peux pas retourner dans mon corps, ce n’est plus qu’un cadavre ! Le temps file à toute vitesse, le Monde tourne si vite ! Je vois les jours et les nuits se succéder de plus en plus rapidement. Mon corps ! On le déplace. On l’a volé. Ce sont des violeurs de sépultures. Ils ont volé le trésor qui a été enfermé avec moi, ils ont même volé mon corps. Ils l’ont caché, enterré dans un autre pays, loin de chez moi. Je vais le réintégrer ! NOOON !
Quel cauchemar !
Dieux, j’y ai vraiment cru. J’ai simplement dormi.
Quelle curieuse odeur, on dirait que cela sent le moisi et la poussière. Il faudra que je punisse les … Je ne suis pas chez moi. Je ne suis pas dans mon lit. Il fait complètement noir, je ne suis pas chez moi.

Alors je n’avais pas rêvé, c’était réel. Je me souviens de tout : ma mort, mon embaumement, le passage dans cet étrange au-delà. J’ai réintégré mon corps, je me souviens de tout. Il faut que je témoigne de ce que j’ai vu. Je dois me lever et parler. Mais je suis très loin de chez moi et il a dû s’écouler des milliers d’années.

Je ne peux pas me lever. Mes membres sont raides. Je ne sais même pas si j’ai encore des muscles. D’ailleurs, comment se peut-il que j’aie encore des sens : ce corps est mort, depuis très longtemps. Pourtant, j’ai un goût atroce dans la bouche, je sens cette odeur de poussière, j’entends les frottements de mon corps qui bouge péniblement. Mais je ne sais s’il fait complètement noir ou si je ne vois pas.

Il faut que je me lève. Je ne peux pas rester là. C’est tellement difficile. Ça y est, je suis assis. Je crois que je suis dans une salle assez grande. J’entends comme un écho. J’essaie d’appeler à l’aide, mais je ne peux que proférer un grondement grave. Je crois que j’arrive à bouger mes jambes, je peux marteler la planche sur laquelle je suis allongé, mais mes genoux ne peuvent pas plier. Je vais… Aaah ! Mon cercueil est tombé. Il était posé sur quelque chose en hauteur. Je suis par terre.

C’est curieux, je n’ai ressenti aucune douleur. Si ce corps est effectivement mort, il ne peut effectivement rien ressentir. Pourtant, je le bouge. Je ne crois pas que ce soit l’homme qui s’est introduit dans mon tombeau qui ait été capable de faire cela. Tout ce qu’il voulait, c’était me maudire en me mettant quelque amulette dans la bouche, comme il l’a entendu dire. Il ne saura jamais à quel point il a réussi sa forfaiture. Si seulement je pouvais le lui faire payer.

Je crois que je peux bouger mes bras, mais pas les coudes. Je n’ai aucune souplesse. Mes doigts aussi sont durs. Il y a beaucoup de rochers, je dois pouvoir m’y accrocher.

Voilà, je suis enfin debout. J’essaie d’explorer les lieux, mais ça n’est pas évident de me déplacer. Il y a beaucoup d’objets qui jonchent le sol, je ne sais pas ce que c’est. Je n’ai aucun sens fin du toucher. Mes doigts sont comme des morceaux de bois. Je dois être dans une sorte de caverne. Il y a forcément une issue. Ceux qui m’ont amené ici en sont repartis d’une manière ou d’une autre.

J’ai l’impression qu’il s’est passé plusieurs heures, depuis que je suis réveillé. Dans ce noir, sans aucun repère, comment dire comment passe le temps. Il a aussi bien pu s’écouler plusieurs jours. Vais-je attendre ici des années, des siècles, que quelque séisme mette cet endroit à jour pour que je puisse sortir ?

De temps en temps, j’entends comme un grondement sourd accompagné d’un sifflement ou un grincement aigu, au loin et je sens le sol trembler comme si quelque énorme monstre des profondeurs était lui aussi enfermé dans une autre grotte. Je ne suis peut-être pas le seul, ici, après tout.

Des coups. Sur le mur. Des coups répétés. Cela fait vibrer toute ma caverne. Ce ne peut pas être un homme, c’est trop rapide, trop puissant. Ils doivent être très nombreux. Cela se rapproche, je crois. Oui. Oui ! Ils sont tout proche ! Ca y est, ils ont percé le mur !

Une lumière ! Comme elle est étrange. Ce n’est pas celle d’une flamme, elle ne danse pas. Elle se rapproche. Quelle puissance ! Elle éclaire déjà toute ma caverne. Je peux voir qu’elle est jonchée de roches éboulées, mais aussi d’autres corps, de cercueils, de meubles d’autres âges...

Quelqu’un approche, il parle une langue inconnue. Il passe la tête par le trou qu’il a fait dans le mur. Quelle sorte de dieu ou de monstre est-ce là ? La lumière sort directement de son front. Je ne peux distinguer son visage, sa lumière ne l’éclaire pas. Il tourne la tête pour balayer la pièce de sa lumière surnaturelle. Il voit les corps et les objets jetés ça et là. Il a l’air étonné, il pousse un long sifflement aigu et parle à d’autres qui doivent être restés en arrière. Il ne m’a pas encore vu. Il faut que je lui parle. Seul un grognement rauque sort de mon gosier. L’homme tourne la tête, sa lumière m’inonde. Je suis ébloui, mais sa lumière ne me fait rien, elle ne chauffe même pas. L’homme pousse un glapissement étranglé. La lumière fait un brusque mouvement et j’entends un choc suivi d’un cri de douleur. J’ai dû l’effrayer. Evidemment, il ne devait pas s’attendre à trouver quelqu’un de vivant. Il devait rechercher quelque trésor. Encore l’un de ces pilleurs de tombes.

Le rayon de lumière éclaire maintenant le plafond, mais l’homme a disparu. Je suis stupide. Elle était fixée sur une sorte de casque jaune que je ne voyais pas. J’entends plusieurs hommes qui parlent. L’un crie, il parle très vite, ce doit être celui que j’ai vu. J’essaie encore de crier au secours, mais c’est toujours ce grondement inhumain qui retentit, plus fort, cette fois, résonnant entre les parois de la caverne. Les autres crient aussi, je les entends courir. Je suis en train de faire peur à tout le monde. Tant mieux. Fuyez, maudits pilleurs !

Il faut que je sorte, mais l’ouverture est trop petite pour que je puisse passer et je ne suis pas assez souple pour pouvoir ramper à travers. Les pierres paraissent ne pas bien tenir, je peux peut-être les faire tomber pour agrandir le trou. Mais mes mains sont tellement engourdies. Je frappe l’une des pierres. Quelle force ! J’ai visé un peu trop haut en lançant mon bras : j’ai fait tomber tout un pan de mur ! Parfait. Je vais continuer comme ça jusqu’à ce que je puisse passer. C’est étonnamment facile. Il suffit que je lance mes bras comme des fléaux contre le mur pour le faire s’écrouler.

J’ai pénétré dans ce qui semble être l’ébauche d’un tunnel. D’étranges machines ont été jetées au sol, oubliées par les hommes dans leur fuite. On dirait des armes. Elles sont reliées à de grosses cordes noires qui court le long du tunnel, au loin. Ce devait être cela qui frappait puissamment les murs de manière saccadée. Elles semblent respirer, j’entends un souffle sortir de ces armes ou ces outils. Auraient-ils le pouvoir d’emprisonner des esprits dans des objets pour les faire travailler ? Intéressante idée…

Ce boyau donne dans un tunnel d’un bien plus bel aspect. Les murs sont entièrement recouverts de carrelages blancs, brillants, le sol est d’une matière grise, extrêmement dure. Une lumière d’un autre genre sort du plafond. Celle-ci est blanche. Contrairement au soleil, on peut la regarder sans se brûler les yeux. Cela me rappelle la lumière qui se reflète dans de la glace.

Il y a là un certain nombre de choses étranges. Les cordes noires des outils de tout à l’heure sont reliées à une sorte de petit char jaune qui émet un grondement saccadé assez puissant. Tout autour, des sacs d’une sorte de poudre blanche (de la chaux ?), des barres de métal, des outils, tout un fatras jonchent le sol. Cela me rappelle le matériel utilisé par nos ouvriers quand ils bâtissent un édifice. C’est certainement la même chose, d’ailleurs, mais en plus évolué. Nous qui pensions être une civilisation évoluée, quelle dérision...

Les murs sont recouverts de grandes fresques. Certaines de ces peintures sont criantes de vérité, les personnages paraissent tellement vrais qu’on croirait qu’ils vont bouger. Cette époque a développé un art de la peinture qui dépasse l’entendement. Elles représentent des objets qui me sont inconnus, des gens étrangement habillés. Il y a même certaines représentations plutôt légères, avec des femmes très dévêtues. Chez moi, ce genre de dessin était plutôt petit. On les cachait, au lieu de les montrer comme ici, à la vue de tous. Quelle indécence. Mais quel art. Ils sont même capables, d’ailleurs, de les reproduire à l’identique : voici que se succèdent plusieurs fois les mêmes peintures. Quel intérêt de faire se suivre ainsi plusieurs fois les mêmes œuvres ? Il y a également des symboles en grand nombre et de toutes tailles, sur chaque tableau. Ce doit probablement être une écriture. Quelle laideur. Cela ne représente rien. Les symboles se répètent assez souvent, ils ne doivent pas être très nombreux. Ce langage doit être vraiment pauvre. Cela semble en fait être des placards d’information, peut-être des édits, des décisions de justices, des appels à la population, que sais-je. De toute façon, le temps n’est pas à ce genre de conjectures. Je suis incapable de déchiffrer cette affreuse écriture et cela ne me servira en rien dans ma situation. J’ai entendu dire que certains écrits peuvent être malfaisants, que le simple fait de les lire pourrait invoquer quelque démon. L’aspect de ceux-ci ne laisse rien présager de bon.

Cet endroit doit être destiné à la populace, bien qu’il n’y ait personne pour l’instant. Les ouvriers ont dû en faire interdire l’accès pour travailler tranquillement.

J’ai vu quelque chose bouger, cela m’a violemment fait sursauter. Quel idiot, c’est un miroir. Des miroirs dans des lieux publics ?... Quelle horreur ! Je ne suis pas beau à voir. Comment ont-ils pu me faire ça ? Je suis recouvert des pieds à la tête de bandelettes poussiéreuses et moisies. Elles se sont en partie détachées de mes pieds. Je vois les os saillir d’une peau parcheminée qui tombe en lambeaux. C’est ainsi que je suis : une peau morte sur un squelette mort. Je me demande à quoi ressemble mon visage. Je ne peux pas l’atteindre, mon coude ne plie pas. Après tout, c’est peut-être mieux ainsi. Je pense que je n’aurais pas aimé ce que j’aurais pu voir. Même en me regardant de près, je ne parviens pas à voir mes yeux. Je ne dois plus en avoir. Pourtant, je vois. Je me vois.

Je suis un monstre, une horreur expulsée des enfers, une perversion de la Nature provoquée par une volonté humaine. Ce n’est même pas un châtiment divin. Ai-je vraiment mérité cela ? Que vais-je devenir ? C’est pire que tout ce que les prêtres nous ont raconté. Je ne peux même pas me suicider, je ne suis même pas vivant. Mes sanglots ressemblent aux cris rauques d’un cochon qui s’étrangle.

Mon bras gauche est en train de se détacher, on dirait qu’il ne tient plus que grâce aux bandelettes. J’ai dû y aller un peu fort, tout à l’heure, en abattant le mur. Mon bras est en train de tomber. Amusant, de pouvoir dire cela avec autant d’indifférence. Mon bras se détache et moi, j’en suis détaché. Mes sanglots se transforment en rires, puis en hurlements de rage qui retentissent dans le couloir. Je veux ma vengeance !

Comment se venger en cette époque et ce lieu inconnus ? Personne ne me connaît ici, personne ne sait ce qui m’est arrivé. Pourtant, je sais que je ne suis pas là par hasard. J’ai suivi un chemin qui m’a été indiqué. C’est un certain équilibre naturel qui m’a guidé. Ce n’est pas ma volonté de vengeance, ce ne sont pas les dieux, c’est autre chose. C’est la volonté du Monde lui-même, sa Conscience, que j’ai perçue quand j’étais dans l’Au-delà, issue de l’ensemble des consciences individuelles. Il doit y avoir une raison. Je dois continuer. Je dois savoir pourquoi je suis ici.

Il y a encore ce grondement, accompagné de cette vibration. Et il y a un courant d’air. Je ne peux pas le sentir, mais je vois s’envoler la poussière. Il vient de là-bas. C’est sa respiration. C’est la direction que je vais prendre.

Que c’est difficile de marcher. Je suis constamment en déséquilibre. Je tombe d’une jambe sur l’autre. Je dois lancer ma hanche pour envoyer la jambe en avant et tomber sur le pied. Chaque pas résonne gravement dans ce couloir vide et vibre dans mon corps. Cette galerie est interminable.

J’ai passé sans difficulté les barrières des ouvriers. J’y ai laissé mon bras. Tant pis, ce cadavre que j’anime d’une volonté surnaturelle n’est pas vraiment à moi. Et puis, un peu plus ou un peu moins abîmé, de toute façon, ça n’a plus d’importance.

Je suis arrivé dans une très grande salle au plafond voûté, coupée en deux par une tranchée. A chaque extrémité, un tunnel éclairé de petites lumières. La tranchée n’est pas très profonde. Au fond, des poutres parallèles brillent de l’éclat poli de l’acier et s’enfoncent dans chaque tunnel. Elles dégagent une énergie que je sens vibrer en moi, une énergie puissante, mortelle. Aucune importante, je suis déjà mort. Rien ne peut m’atteindre.

Ce souffle, à nouveau. Il arrive, très vite, je l’entends, je le sens.

Je ne les avais pas vus tout de suite, mais il y a du monde. Des gens discutent à l’autre bout de la salle et de l’autre côté de la tranchée. Ils ne ressemblent pas aux ouvriers de tout à l’heure. Certains sont habillés de vêtements collants, d’autre en ont de plus amples, mais aucun ne porte de casque jaune avec une lumière au front. Ils ne font pas attention à moi. Ils parlent, ils rient, ils vivent, insouciants. Je crois même qu’ils m’ont vu, mais je ne dois apparemment pas les choquer. D’autres arrivent encore, des hommes, des femmes, de tous âges et des enfants. Il y a un infirme qui marche à l’aide d’une canne métallique. Son pied est enveloppé d’une matière blanche. Les gens n’y font pas plus attention qu’à moi. Un enfant me montre du doigt, de l’autre côté. Sa mère le gronde. Il doit y avoir une sorte de tabou, dans cette civilisation souterraine, qui interdit de regarder les inconnus.

La chose énorme qui arrive ne leur fait pas peur. Cette salle est destinée à la recevoir, ils le savent, ils l’attendent, nonchalamment, comme s’ils faisaient cela tous les jours. Ils ne sont pas là pour prier, ni comme les victimes d’un sacrifice. Alors pourquoi ? On dirait qu’ils ne font que passer. Ils attendent quelque chose avant de continuer leur chemin. Cela va arriver.

Le voilà ! Je vois ses yeux lumineux qui se rapprochent à une vitesse terrifiante, dans un mugissement. C’est bien lui qui fait trembler le sol. Les gens ne bougent même pas, ils continuent leurs discussions comme si de rien n’était. Certains jettent un coup d’œil dans le tunnel. Il se rue dans la salle. Je me suis plaqué contre le mur, mais les gens se sont rapproché du bord de la tranchée. Ce n’est pas un animal, c’est une construction mobile, artificielle, faite de métal et de verre, mue par quelque machinerie. Elle dégage la même énergie que celle des longerons métalliques qui sont dessous. On peut voir l’intérieur par les nombreuses fenêtres. Cela contient beaucoup de monde. C’est même éclairé, toujours de cette lumière blanche, parfois vacillante.

Il s’est arrêté. Il occupe toute la longueur de la salle. A peine a-t-il stoppé dans un grincement que des dizaines de portes se sont ouvertes en même temps. Les gens qui étaient dans la salle bousculent ceux qui essaient de sortir de la chose, dans une lutte silencieuse et anonyme. Une trompe sonne, les portes se referment. Il repart dans le même mugissement qu’à l’arrivée. Où sont partis tous ces gens ?

Une femme arrive à ma hauteur. Je la vois humer l’air. Elle tourne brusquement la tête et me regarde directement. Je dois sentir la putréfaction. Son regard a brusquement changé, il reflète la terreur. Elle hurle soudain. Je voudrais la calmer, la rassurer, lui parler, mais j’ai oublié que je ne peux pas. Une fois de plus ce n’est qu’un grondement caverneux qui sort de ma bouche. Tout le monde s’est brusquement arrêté et se tourne vers moi. J’essaie de reculer dans le couloir qui est derrière moi, mais à peine ai-je bougé que d’autres se mettent à crier. C’est la panique. Ils s’enfuient, loin de moi. Je n’ai réussi qu’à terroriser tout le monde. Pourquoi suis-je ici ?

Je sens une présence différente, familière.

Au milieu de tous ces gens qui fuient, une femme reste immobile, résistant à cette vague humaine déchaînée. Elle me regarde, elle n’a pas peur de moi, elle se rapproche. C’est son regard, c’est elle ! Comment est-ce possible ? Elle aussi aurait traversé le temps et l’espace pour se retrouver à cet endroit, en face de moi. Est-ce qu’elle m’aurait suivi ? Est-ce qu’elle m’a recherché ? Personne n’est capable de faire cela à mon époque et c’est de là qu’elle vient. En fait, je suis sûr que personne ne le pourra jamais, à aucune époque. Je ne suis qu’une anomalie. Je ne crois pas qu’il lui soit arrivé la même chose qu’à moi. Je crois qu’elle est arrivée ici d’une manière beaucoup plus naturelle. Elle a pu choisir sa destinée, là où moi, je ne l’ai pas pu. Ou alors c’est cette volonté supérieure qui l’a dirigée vers moi, comme elle m’a envoyé ici. Alors, c’est que nous devons être liés. Je suis ici pour elle.

Elle me parle, sans ouvrir la bouche. Je la comprends parfaitement. Je n’entends qu’elle, tout le brouhaha de la foule a disparu. Elle s’appelle Inaa. Elle m’attendait depuis très longtemps sans le savoir. Maintenant qu’elle me voit, elle se souvient. Elle dit que nous nous rejoindrons un jour à nouveau, mais qu’il faudra être patient. Nous allons encore nous quitter très bientôt. Quand nous nous serons rachetés, nous pourrons choisir notre destinée et nous retrouver.

Quelqu’un crie dans mon dos. Ce sont des soldats, je les reconnaîtrais toujours, quel que soit leur langage, j’en ai eu suffisamment à mon service. Ils aboient des phrases courtes et sèches, des ordres rapides. Je me retourne. Ils sont habillés de noir, ils portent à deux mains des objets fait de métal et de bois et les pointent vers moi. Si ce sont des soldats, alors ce doit être des armes. Un homme s’adresse à moi. Il doit probablement me dire de ne pas bouger. Un autre, qui était agenouillé, baisse son arme, se lève et commence à avancer vers moi. Les autres le rappellent mais il ne semble pas les entendre. C’est encore lui ! Lui aussi me suit. Il me chasse. Ce qu’il m’a fait ne lui a donc pas suffit ?

Il relève son arme, son visage se crispe et une explosion retentit. Mon corps est secoué d’un spasme, je sens quelque chose me traverser. Derrière moi, un cri de douleur. NON ! Je me retourne d’un bloc, elle est étendue au sol. Elle n’est pas comme moi, elle est vivante, réellement. Ou elle l’était, car je ne sens plus sa présence. Je l’ai à peine retrouvée que je la perds déjà. Elle le savait, elle me l’a dit.

Une deuxième explosion. Je sens encore une secousse. Quelque chose m’a frappé au côté et m’a fait pivoter. L’homme continue à avancer. Quelque chose claque dans son arme. Elle explose encore. Cette fois, je tiens ma vengeance. J’avance. Derrière lui, les autres crient. Il fait un pas, son arme claque. Au suivant elle explose, je suis frappé mais j’avance sur lui. Lui aussi m’a reconnu. Il n’a pas peur, il est là pour me tuer et son regard ne reflète que la haine. Je suis contre lui. Son arme explose une dernière fois contre moi. Je suis violemment repoussé, mais l’instant d’après, je le renverse. Il se met à parler dans ma langue. Il me maudit. C’est inutile, je le suis déjà. Mon pied fait éclater sa tête.

Tous les soldats font détonner leurs armes. Mon corps est secoué d’autant de spasmes. Ils sont complètement paniqués. Mon corps recule en tressautant. Je parviens difficilement à garder l’équilibre. Je sens derrière moi le vide de la tranchée. D’autres projectiles me projettent en arrière dans le trou. Des étincelles jaillissent quand je m’écrase sur les barres métalliques. Leur puissance me saisit et me traverse. Je suis paralysé, collé au sol, secoué de furieuses convulsions. J’entends mes os craquer.

Encore le mugissement de la machine. Elle arrive à toute vitesse. Elle est sur moi. J’ai le temps de voir arriver les roues métalliques. Les deux premières me sectionnent les jambes et le cou.

Je suis à nouveau sorti de mon corps. Je peux voir ma tête rouler. Le talisman maudit en est tombé. Je suis mort, à nouveau.

Mais je suis libéré.

Je suis de retour devant mon Monde. J’ai compris. Avant, c’était ma première existence. J’ai maintenant le choix. Je peux continuer sur le même chemin, le même destin, celui qui est face à moi ou bien chercher à La retrouver et en essayer un autre. Il n’y a pas de bon ni de mauvais chemin. Tous s’équilibrent. Celui qui est devant moi est le plus naturel, le plus logique dans la ligne de mon passé, celui qui m’est donc naturellement proposé. Si je veux en changer, alors il faudra que je passe une existence à le trouver, peut-être plusieurs. Elle n’est pas sur le chemin que je suivais. C’est à moi de trouver le sien et je sais qu’elle aussi me cherche. C’est elle qui m’équilibre. Lorsque nous nous serons trouvés, nous serons une grande force, nous pourrons ensemble accomplir de grandes choses. Nous pourrons nous comprendre sans nous parler, nous serons complémentaires. Nous ne ferons qu’un. Chacun doit rechercher cela.

Je sais aussi que l’Autre me croisera sans cesse. Lui aussi cherche mon chemin, guidé par sa haine, sa soif sans fin de vengeance. Il veut détruire cet équilibre. Il veut m’anéantir à travers l’éternité et je pense que si ce voyage à travers les existences peut être éternel, il peut aussi prendre fin. Notre combat ne cessera que lorsque lui aussi aura trouvé un accomplissement. Ce pourra être mon annihilation définitive... ou la sienne. Ce pourrait aussi être une autre destinée pour lui.

Chaque fin est un début et l’éternité n’est que la recherche de son chemin.

Je vais renaître, quelque part, je vais commencer une vie nouvelle depuis le début. Cette fois, je ne me rappellerais plus de mon passage en cet au-delà. Je ne me souviendrais plus de mon existence précédente ni de cet anormal intermède de violence. Je devrais tout réapprendre. Mais je sais que je ne pourrais jamais oublier Son regard, par-delà toutes mes autres Vies. Nous allons nous chercher, même si nous ne nous rencontrons pas à chaque fois. Chaque vie viendra m’enrichir et me permettra de mieux choisir la suivante, de progresser. Car à chaque fois que je reviendrai me présenter ici, je me souviendrai de tout. Je n’ai pas encore pu le faire mais je pourrais peut-être même une prochaine fois me diriger vers un autre Monde, d’autres destinées.

Maintenant, je dois dire mon nom et plus rien ne peut m’en empêcher.

“ Je suis Maël ”.