Torbar essuyait pour la dixième fois la planche de son bar en inspectant d'un œil inquisiteur la salle déserte. Elle était parfaite. Chaque chaise, chaque table était à sa place. Les cuivres brillaient, le sol venait d'être lavé, les fleurs sur les tables avaient été changées, les trophées de chasse aux murs étaient époussetés. Des gerbes de plantes séchées étaient suspendues aux murs, ainsi que des armes, artistiquement disposées. Une odeur appétissante de cuisine flottait dans l'air et embaumait probablement les environs immédiats de l'auberge. Il était allé vérifier le matin même que les panneaux indiquant la présence de l'auberge étaient bien à leur place à tous les carrefours des environs.

Tout était en place pour accueillir des voyageurs. L'emplacement était idéal, au carrefour de trois grandes routes commerçantes. La clientèle aurait dû affluer. Et il l'attendait. Depuis trois semaines.

Depuis vingt jours que l'auberge était ouverte, pas un voyageur n'était entré boire un verre, ou ne serait-ce que demander son chemin. Où étaient tous les voyageurs, tous les marchands ambulants, les saltimbanques, les messagers fonçant sur leurs coursiers rapides, les soldats entre deux campagnes, les familles d'émigrants dans leurs carrioles brinquebalantes ? Où étaient les assoiffés, la gorge asséchée par la poussière de la route ? Où étaient les affamés qui n'avaient pas le temps de se faire un bon petit repas ? Où étaient ces citadins en goguette qui ne savaient comment trouver dans la nature ce qu'elle savait offrir de meilleur ? Où étaient ces voyageurs, harassés de fatigue, cherchant un havre de calme, un lieu sympathique, un bon feu, une ambiance chaleureuse, une bière bien fraîche ?

Il la faisait lui-même, sa bière, de même que tout le reste. Il avait appris à cultiver, dans son grand jardin, derrière. Il savait même comment faire de la glace et la conserver. Il avait découvert des recettes inédites, mariant des herbes découvertes au hasard de ses balades dans les bois avec le gibier de sa chasse. Il avait au départ simplement appliqué les recettes apprises de sa mère. Et puis, il les avait améliorées.

Il faut dire qu'elle avait un goût qui ne lui avait jamais tout à fait convenu. Elle n'avait d'ailleurs jamais vraiment compris ce qu'il aimait vraiment. Pour lui faire plaisir, il acceptait ce qu'elle lui offrait, ce qu'elle lui préparait. Mais, quand il lui arrivait d'avoir encore un petit creux, il lui était arrivé d'améliorer son ordinaire en cherchant lui-même autre chose. C'est ainsi qu'il avait trouvé ce gibier de choix, si curieux, mais tellement succulent...

Le grand fauteuil à bascule grinça lorsque la masse de Torbar s'installa dedans. Il aimait cet endroit, devant la cheminée, profitant de la chaleur, se laissant aller à la rêverie. Comme souvent, il se remémorait son enfance paisible. Sa mère ne lui ressemblait vraiment pas du tout. Mais ce n'était pas elle qui l'avait mis au monde. L'autre, il ne l'avait jamais connue. Il supposait qu'elle devait avoir eu ses raisons de l'avoir abandonné à la bienveillance de la nature. Elle devait espérer qu'il serait recueilli par quelque meute d'animaux sociables. Elle n'aurait certainement jamais imaginé qu'il serait trouvé par une personne aussi étrange que celle qui devint sa nouvelle maman. Torbar ne l'avait jamais vraiment comprise, de même qu'il pensait qu'elle ne le comprenait pas toujours. Par exemple, comment cette vieille créature, toute ratatinée, courbée en deux, avait-elle pu le trouver aussi facilement ? Il se souvenait encore de l'endroit, cette clairière, où il était, bien qu'il ne fût encore qu'un bébé. Heureusement que la vieille avait fini par arriver car il était près de se libérer de lui-même. Il avait presque totalement rongé sa longe de cuir. Sa génitrice avait tout prévu pour qu'il ne fasse pas de bêtise, en l'attachant à cet arbre. Qui sait ce qu'il serait advenu de lui, s'il était parti, seul, ne sachant se débrouiller dans cette immensité sauvage... Probable qu'il aurait évolué autrement. Il aurait peut-être essayé de se lier avec quelque animal hostile et il aurait fini dans son ventre et sa mère, puisque c'est ainsi qu'il l'appellerait ensuite, ne l'aurait jamais trouvé. N'empêche. Comment avait-elle pu le voir au milieu des bois, en dehors de tout chemin, elle qui était aveugle ? Et pourtant.

Il se revoyait, à ce moment, couché dans l'herbe, reniflant tous les arômes de la forêt, la lanière entre les dents. Il sentait encore le goût du cuir. Il était affamé et il cherchait autour de lui quelque chose de comestible. Il se souvenait d'avoir essayé de goûter ces herbes fades, quelques insectes épicés, des vers peu nourrissants. Et elle était arrivée, de nulle part, comme si elle savait qu'elle allait le trouver là, comme si elle le cherchait, comme si elle avait toujours su qu'il serait là. Lui, ignorant de tout, ne savait ce que c'était. Il l'avait sentie de loin, bien avant de l'apercevoir dans l'ombre. Elle sentait... bon... Il s'était jeté sur elle de toute la force de ses muscles affaiblis. La laisse n'était pas assez rongée et l'avait stoppée net en plein bond. Il était retombé lourdement sur le dos, étranglé, meurtri, le souffle coupé. C'est alors qu'elle s'était mise à chanter cette curieuse mélopée qui l'avait calmé. Il avait toujours aussi faim, mais il avait senti, sans comprendre les paroles, que ce n'était pas un repas potentiel qui venait vers lui. Au contraire, il savait qu'il avait trouvé quelqu'un qui l'aiderait. Il apprit plus tard qu'elle aussi cherchait en quelque sorte de l'aide.

Elle l'avait élevé, toutes ces années, s'émerveillant sans cesse de sa croissance si rapide. Elle ne le voyait pas mais le " sentait ". Elle savait toujours exactement où il était, même quand il quittait leur grotte. Il n'avait jamais réussi à en faire autant. Il ne savait pas l'appeler de la même façon. Lui ne savait que hurler du plus fort de ses poumons pour se faire entendre à distance. Elle parlait doucement et il l'entendait, parfois même à plusieurs lieues. Il y avait tant de choses qu'il ne réussit jamais à faire. Cela le désespérait parfois, mais sa mère le rassurait. Plusieurs fois, elle lui avait expliqué qu'apprendre ces choses-là pouvait prendre très longtemps. Elle-même ne pouvait pas faire tout ce que savait accomplir son ancien maître. Et elle lui avait aussi révélé que pour utiliser pleinement le Langage Muet, comme elle l'appelait, il fallait posséder un don particulier de la nature. Lui ne pourrait jamais effectuer que certaines opérations simples, comme faire de la glace...

Torbar leva soudain la tête. Quelque chose arrivait sur la route. Enfin des clients, ou encore ces animaux des bois au passage incessant ?

oOo


Quand il avait faim, soif, quand il était fatigué ou quand quoi que ce soit n'allait pas, Harbarn grommelait. Des heures que ce satané chariot les secouait en tous sens, dans cette forêt interminable, sur cette route insupportable.
- Quand même, Maître Eober, savez quoi ?
- Non, Harbarn, je ne sais pas encore. Quand Harbarn commençait ainsi, il allait sortir l'une de ses "brillantes" idées...
- Et bien faudrait trouver des gens pour réparer ces routes, quand même. C'est quand même malheureux, y'en a qui les ont construites, autrefois, quand même, ils seraient quand même contents de savoir qu'on en prend soin, quand même.
Eober sourit. De temps en temps, Harbarn prenait des expressions toutes faites et les répétait sans arrêt, en émaillait constamment toutes ses conversations, ad nauséam. Il ne savait pas s'il le faisait consciemment, mais cela finissait par lui passer et un peu plus tard, il allait retrouver une nouvelle expression, un nouveau mot. C'est pour cela qu'Eober aimait bien Harbarn. Il se renouvelait. Cela en faisait un compagnon de voyage agréable, malgré ses ronchonnements. Pour le moment, Harbarn était dans une période " quand même ".
- Tu sais, Harbarn, ces gens sont morts depuis fort longtemps.
- Et bien quand même, ce serait normal d'honorer leur mémoire. Et puis on pourrait voyager en se faisant quand même moins mal aux fesses !
- Tu as peut-être raison, après tout. Seulement qui paierait ces ouvriers ? Cette route n'appartient à aucune baronnie.
- Y'a qu'à utiliser des esclaves. Ils ne savent plus quoi faire des prisonniers qu'on ramène à chaque campagne. Autant les utiliser à quelque chose d'utile, quand même.
- Et bien, je te propose, dès notre retour, de t'obtenir une audience auprès de notre baron afin que tu lui soumettes ton idée. Tu pourras même te porter volontaire pour te charger d'organiser cette opération. Je pense que notre baron sera ravi de ce genre d'initiative.
- Maiiiis, je suis soldat moi, quand même, pas membre de la confrérie des chaussées.
- Alors ne te plains pas. Seul ceux qui agissent ont le droit de se plaindre. Les autres n'ont le droit que de subir. Il faut se donner les capacités d'agir, tout en respectant le système.
- Mouais... Quand même, vous m'avez bien embobiné, encore une fois...

oOo


La forêt était rousse, en ce temps d'automne. L'air était doux. Torbar aimait ces moments sacrés où la nature donne ce qu'elle a de plus beau et peu importait ce qui pouvait s'y passer : rien ne pouvait déranger cette sérénité. Il pouvait entendre chaque animal de la forêt chanter, miauler, feuler, geindre, et... tiens... revoilà le curieux babillage de ces étranges animaux...

oOo


Ils décidèrent de faire une halte à une petite clairière. Après plusieurs heures sur un banc de chariot, un lit de mousse semblait aussi doux que le coussin le plus moelleux. Eober avait sorti d'un panier un repas, une petite nappe et un siège pliant pendant qu'Harbarn, lui, le dos calé contre un tronc, croquait alternativement dans une pomme, un pain de belle taille, un poulet entier et un énorme oignon, planté sur son coutelas, qu'il plongeait dans un bocal plein d'une gélatine brunâtre, faisant passer le tout par de grandes rasades à une gourde de grand format.
- Que bois-tu de tellement délectable, lui demanda Eober, tout en coupant consciencieusement une tomate en rondelles ?
- Le meilleur des breuvages, maître Eober. Ca vous imbibe le gosier sans l'abîmer, ça vous laisse l'esprit clair, ça vous rafraîchit jusqu'aux ossements et ça ne vous fait voir que de belles pensées.
- Et bien, quel divin nectar ce doit être et quel est son secret pour procurer de tels bienfaits ?
- Ha ! Le seul secret tient dans le lieu où le recueillir...
- Où est-ce donc ?
- Dans un torrent de montagne.
- En vérité ? Mais alors ce ne serait que...
- ... de l'eau, oui. Vous vous attendiez à autre chose, n'est-ce pas ? Mais non, j'ai abandonné ce vice de boire du vin en toute occasion, cela m'a amené trop de déboires. Autrefois, lorsque j'étais bûcheron, je reconnais que je m'y adonnais volontiers et plus souvent qu'à mon tour. Mais baste ! C'était une habitude de bûcheron et je le supportais bien. L'abattage, le sciage, l'élagage, tout cela me faisait éliminer l'engourdissement du vin. Maintenant, même si j'ai toujours bien un peu d'action dans les salles d'armes, ça n'est quand même plus pareil. Et puis, j'ai vieilli.
- Et bien, monsieur Harbarn, voilà que je commence à vous découvrir... Une petite tomate de mon jardin ?
- Non merci, je ne...

Soudain, Harbarn n'était plus là. Le temps qu'Eober relève les yeux, il avait silencieusement bondi à 3 mètres de là et son épée était apparue à sa main. Il était accroupi, ramassé sur lui-même et écoutait, scrutait un point fixe derrière les buissons, humait l'air... Jamais Eober n'avait encore vu ainsi son compagnon de voyage. Lui qui donnait l'air d'un paisible paysan, il venait de se transformer en une bête de proie. Il tendit derrière lui le bras à l'horizontale, la main à angle droit, signifiant à Eober de rester où il était. Celui-ci ferma les yeux à demi, ses mains s'écartèrent légèrement de son corps, sa respiration ralentit et l'air se mit à trembler autour de lui. L'énergie tellurique affluait en lui.
On eut dit qu'alors, un arbre fondit sur eux. Dans un grand rugissement caverneux, une créature gigantesque plongea à l'horizontale au milieu de la clairière, tenant au-dessus de sa tête une énorme masse prête à être écrasée sur la tête d'Harbarn. Celui-ci avait déjà roulé hors de la trajectoire et son épée vint le frapper au côté en plein vol. Mais la créature continuait à " planer " doucement à travers la clairière tandis qu'Eober le regardait intensément et le guidait d'un doigt discret. Elle n'avait pas dû prévoir cela car un glapissement aiguë montra une certaine panique. Harbarn put tout à son aise lui asséner trois coups, dont le dernier pénétra jusqu'à la garde. Le monstre était mort quand il toucha terre à l'autre bout de la clairière dans une mare de sang noir.

- C'était un troll n'est ce pas ? demanda Eober.

Harbarn était toujours en garde, au cas où la créature feindrait la mort. Il faisait de rapides mouvements de tête entre la créature et l'endroit d'où il avait bondi.

- Ne vous en faites pas, il ne bougera plus. On ne peut feindre une telle perte de sang et rester vivant, même pour un troll. Toute vie a quitté ce corps, je puis vous l'assurer. Vous avez fait tout ce qu'il fallait pour cela.
Mais ce n'est qu'après avoir examiné rapidement les alentours qu'Harbarn commença à se décontracter et se remit à ressembler au doux compagnon qu'avait connu Eober.

- C'est curieux, ce bond qu'il a fait, ainsi... J'ai cru un moment qu'il volait... Mais jamais personne n'a jamais vu un troll voler ou maîtriser quoi que ce soit de magique. Et puis, que faisait-il ici, loin de toute montagne ? Ce n'est pas un coin à trolls. La forêt n'est pas assez sombre, il n'y a pas de loups, on n'a jamais entendu parler d'une attaque de l'un des leurs sur ces routes et jamais un troll ne vivrait seul, ils sont trop bêtes. On aurait déjà dû avoir le reste de la bande sur le dos.
- Regardez un peu comme il est habillé. Cela ne ressemble pas à des vêtements de trolls. Il porte un tablier de cuir propre, des chausses en bon état. Il est habillé presque comme un humain. Et... il ne sent même pas trop mauvais, ma foi. C'est fort curieux. Il n'est pas comme ceux que j'ai eu l'occasion d'examiner jusqu'ici. C'est dommage, j'aurais aimé qu'il puisse nous raconter pourquoi il était si différent.
- Oh non, ce n'est pas dommage du tout. Réjouissons-nous plutôt d'avoir réussit à occire celui-là aussi facilement. Personne n'a pu entendre un récit de troll et être en mesure de le raconter par la suite. Nous ferions mieux de reprendre notre route rapidement, on ne sait jamais.
- J'aimerais que tu charges celui-ci à l'arrière de notre carriole. Il serait peut-être instructif de l'examiner plus tard.
- Vraiment, vous voulez qu'on se charge de ce poids-là, mais il va rapidement empester et il va attirer tous les charognards du coin au galop.
- Mais non, je te promets qu'il restera aussi discret qu'il l'a été jusqu'ici et qu'il ne dégagera aucune exhalaison nauséabonde, répondit Eober avec quelques curieux mouvements de poignets.

oOo

Ce n'est que bien plus tard, attirés par une odeur de charogne, et guidés par de curieux panonceaux primitifs que d'autres voyageurs découvrirent une auberge abandonnée, bien tenue, mais qui semblait avoir été désertée par ses aubergistes. Son garde-manger avait fini par pourrir. Celle-ci fut réoccupée par une famille d'humains et eut bientôt une grande renommée. Il était en effet fort amusant d'entrer dans cette demeure qui semblait avoir été taillée pour quelque géant. Son enseigne elle-même n'a jamais été changée et c'est depuis devenu un mot d'humour que de désigner un tel lieu, une " taberge ".