Alors, voilà, je vous mets en situation.

Tous les matins ou presque, je passe par Gennevilliers et Asnière, là où il y a en ce moment un gros chantier pour le prolongement de la ligne 13 (la ligne de métro). L'avenue est coupée en deux dans le sens de la longueur, par une énorme tranchée qui fait quelques kilomètres de long sur une dizaine de mètres de large. Moi qui croyait que le métro se creusait par une grosse machine grignoteuse en sous-sol, ben non. Ils creusent à ciel ouvert et reboucheront ensuite. Je ne sais pas bien ce qu'ils font au fond, car je n'ai jamais l'occasion de m'arrêter.

Je passe par là, car tout le monde pense qu'à cause des travaux, le quartier doit être bouché. Du coup, il y a moins de monde qu'ailleurs et on roule pas si mal, même si on zigzague entre les balises rouges et blanches. Bon, de temps en temps, c'est vrai qu'il y a de gros camions de chantiers qui bouchonnent un peu.

Et justement, l'autre jour, un camion avançait au ralenti ou autre chose, je ne sais pas bien, toujours est-il qu'on avançait au pas et que je regardais les ouvriers dans le chantier. A ce moment-là, je regarde de l'autre côté et je vois un petit jeune avec un casque jaune qui arrive, depuis la piscine en face. Il porte deux gobelets, précautionneusement, en les tenant juste par le rebord, la main au-dessus, ça a l'air d'être chaud. Un ouvrier hors du chantier, ça se remarque, je le suis du regard.

Il traverse l'avenue en enjambant les plots de béton peints en rouge et blancs, en prenant soin de ne rien renverser et rentre sur le chantier. il passe une passerelle de bois qui enjambe le trou et jette un oeil au fond. Il a l'air de chercher quelque chose ou quelqu'un. Il ne trouve pas et continue à marcher en longeant la tranchée.

Devant moi, ça bouge un peu, je passe la première et appuie légèrement sur l'accélérateur pour avancer tout doucement en espérant que d'ici que je rejoigne la voiture de devant qui a pris de l'avance, elle repartira et que je n'aurais pas besoin de freiner. C'est tout un art. Evidemment, en général, il y a un connard de la file d'à côté qui en profite pour me doubler et se mettre devant moi. Mais sur cette portion, il n'y a plus qu'une file, je roule comme je veux.

Mais en roulant à 5 à l'heure, je suis à la même vitesse que mon gars qui continue à trimballer ses gobelets en plastique. Ca me fait comme un traveling à la Lelouche, un long plan-séquence. Il atteint un gros camion (ils n'ont pas de petit camion) où le chauffeur, la porte ouverte, discute avec un autre ouvrier. Mon porteur de café les apostrophe et l'un désigne du menton un point plus loin. Il doit s'agir du destinataire du second café.

J'ai dû rouler sur une cinquantaine de mètres à mon train de sénateur, sans m'arrêter. Et sans percuter la voiture de devant, ce qui est un exploit, vu que je ne regarde pas devant moi. Faut que je fasse gaffe quand même.

Le jeune ouvrier est maintenant au pied d'une grue dont le bras ressemble plus à une longue patte d'araignée aux multiples articulations et dont l'extrêmité disparaît dans le trou. Il siffle un coup à l'attention du conducteur de la grue dont la cabine n'est pas très en hauteur. Celui-ci ouvre la porte, aboie un truc pour essayer de couvrir le bruit et secoue la tête. Il ne sait pas. Il referme la porte et replonge du regard dans le trou sans fond.

Mon commis voyageur pose ses gobelets sur une poutre pour mieux se gratter la tête sous le casque. Il craque et commence à boire un café. C'est encore très chaud et il se brûle les doigts. Il continue à se boire son café tout en marchant, mais ce n'est pas pratique, il s'en renverse sur lui. Pas grave, c'est une combinaison de chantier, c'est fait pour être sale.

J'arrive bientôt au feu et la route va passer au-dessus du chantier. je me demande toujours si le trou passe en-dessous ou si il y a là une interruption. il faudrait que je m'arrête un jour, mais j'ai pas trop le temps. Il faut que je compile tous les défauts que j'ai rencontrés sur cette satanée CAO SolidWorks pour la réunion de cet aprème.

Mon gars arrive lui aussi au bout de cette tranchée, il ne pourra pas aller plus loin. Après, c'est grillagé. Il interroge encore un ouvrier qui en en train de vider le sable de la benne de son camion dans le trou. Celui-ci lui désigne le fond. Le visage du jeune s'éclaire, il l'a vu ! Il continue jusqu'au bout pour s'éloigner du bruit du camion et appelle. Il lève le gobelet au-dessus de sa tête pour le montrer de loin. Il a l'air dépité.

Du coup, il jette le premier gobelet vide dans le trou et rebrousse chemin, en sirotant le second café.

Mon feu passe au vert, je peux rouler au moins un kilomètre à 30km/h, le pied.