Texte à partir de la photo ci-dessous :

Habillé d’un simple pantalon de toile et d’un maillot de coton blanc, il mimait une scène en prenant le parti de la jouer entièrement au ralenti, devant l’entrée de la Sorbonne sur l’air de la Charge des Walkyries.

Un certain nombre de gens s’était arrêtés, goguenards, s’amusant des pitreries du mime qui venait sonner à une maison avec des airs de comploteur, entrait, prenait une femme invisible dans ses bras, l’embrassait, la caressait, puis se prenait une claque et restait dépité. Puis un autre personnage arrivait, réel, celui-là, un petit bonhomme qui ne payait pas de mine. Le mime jouait l’amant pris en faute qui se cache dans le placard, sous le lit, derrière la porte, au fur et à mesure que le mari jaloux découvrait ses cachettes. Puis il finissait par l’acculer dans une pièce (ce qui permettait au mime de jouer le grand classique des murs invisibles) il sortait un pistolet et tirait sur l’amant qui tombait toujours au ralenti. Puis l’homme se retournait et se faisait lui-même tuer par la femme qui revenait. Les coups de feu étaient enregistrés sur la bande et les acteurs avaient synchronisés leurs mouvements, leur danse, avec elle.

Le spectacle de Mael et Louis commençait à avoir du succès, depuis plusieurs jours qu’ils étaient là, même si leur travail restait assez classique. Tout d’abord improvisé, le spectacle s’était monté de lui-même, enrichi au fur et à mesure des idées qui venaient pendant le jeu ou après, lors du traditionnel verre au café d’à-côté.

Mael était étudiant, à la Sorbonne, justement, en lettre, mais il avait toujours eu une passion pour la comédie. Il prenait des cours de théâtre le soir tout en continuant sur une voie qui devait le mener à enseigner, plus tard. Vingt-et-un ans, des rêves plein la tête, peu d’argent et une chambre de bonne près de Jussieu. Et puis, Mael était noir. Ses grands-parents étaient maliens, mais ses parents et lui-même étaient nés en France et il n’avait aucune envie de retourner en Afrique. Malgré les vexations qu’il fallait endurer de temps en temps et qu’il avait choisi d’ignorer, la vie n’était pas si difficile pour lui. Ses amis de fac ne faisaient pas de différence, il se sentait intégré.

Louis, c’était différent. Licencié depuis plusieurs mois de sa banque pour cause de compression de personnel, il ne parvenait pas à retrouver du travail. Evidemment, à 45 ans, c’était plus dur. Et Madeleine qui continuait à dépenser alors que le chômage ne durerait pas éternellement. Du coup, il faisait des petits boulots. Dernièrement, il avait trouvé ce poste à temps partiel dans un fast-food. Pas transcendant, mais cela apportait de l’argent. C’est là qu’il avait rencontré Mael qui y travaillait également.

Mael avait eu l’idée de ce spectacle de rue en faisant le clown pour amuser ses copains et en ayant la surprise de voir les passants lui jeter des pièces. Du coup, le lendemain, il avait recommencé en y ayant réfléchi et en commençant à monter une histoire. C’est Louis qui, l’ayant vu, lui avait proposé d’ajouter la musique. Et Mael avait réussi à l’entraîner avec lui. D’abord gauche, Louis s’était pris au jeu et ajoutait lui aussi des détails, lui-même étonné de se découvrir ce talent.

Et puis un jour, Louis n’est pas venu jouer. Inquiet, Mael est allé le chercher chez lui et c’est sa femme qui lui ouvrit la porte. Il fut surpris de rencontrer une femme beaucoup plus jeune que son mari, rousse, habillée de manière très provocante, l’antithèse de Louis. Elle lui apprit qu’il avait eu un entretien à la BNP et qu’il allait être embauché. Mais de la façon détachée dont elle en parlait, Mael comprit que le couple battait de l’aile. Il resta un moment pour parler avec elle. Elle lui offrit un verre, puis à manger, puis ses bras, puis son lit. L’après-midi se passa ainsi, hors du temps et Mael rentra chez lui.

Le lendemain matin, Mael retrouva Louis devant la Sorbonne, comme pour jouer, comme d’habitude. Mais cette fois, Louis portait un complet-cravate, un pardessus et une mallette. Il lui expliqua qu’il avait trouvé du boulot et il lui proposa de jouer une dernière fois ensemble leur spectacle. Mais Mael trouva curieuse son attitude, beaucoup moins enjouée que d’habitude.

Lorsque l’air de Wagner retentit et que Louis sorti son arme, Mael décela dans ses yeux une lueur inhabituelle. Louis prenait son temps. Il se ramassa sur lui-même, et dans un rictus, gronda : « Sale petit nègre ! »

Mael comprit en un éclair. Il n’eut que le temps de se retourner et d’amorcer une fuite, quand le coup de feu retentit, couvert par celui enregistré sur la bande. La foule applaudit, certains saluaient les trucages, la fumée de l’arme, le « faux sang » dans le dos. Louis s’en alla sans être inquiété.

Le lendemain, les journaux imprimaient l’histoire de Mael, Louis et Madeleine. Louis était rentré chez lui, avait abattu sa femme avant de se donner la mort.