Cela faisait maintenant 26 jours que la pluie ne cessait de tomber à verse. On commençait à se demander si cela s’arrêterait un jour. La rivière qui passait en bas de la ville était en crue et les maisons situées sur la berge étaient inondées. Heureusement, Artim était construite à flanc de coteau. Il faudrait que la colline soit complètement inondée, pour que la ville le soit aussi. Mais l’eau qui dévalait les rues en pentes était difficilement canalisée par les caniveaux et elle s’infiltrait partout, à tel point que les habitants ne savaient plus comment s’en protéger. Et, comme si ça ne suffisait pas, le vent était lui aussi de la partie, un vent froid, cinglant, pénétrant jusqu’aux os. Un sale temps.
Après une série d’éternuements, le garde poussa un juron et envoya un coup de pied rageur dans la muraille. Puis il tenta de se calfeutrer dans son manteau, abaissa sa capuche et s’enfonça derrière un contrefort de la tour d’angle, les fesses posées sur l’une de ces pierres qui dépassaient du mur, permettant de se reposer tout en restant presque debout. Bien sûr, elle était mouillée, mais cela ne changeait pas grand-chose, il était déjà complètement trempé. Il posa à terre la crosse de son arbalète et s’abandonna à la contemplation du ruissellement de l’eau dans les sculptures du bois. De toute façon, impossible d’apercevoir même le sol, par ce temps pourri...

Eober, lui aussi, en avait plus qu’assez. Bientôt trois semaines qu’il était enrhumé et rien à faire pour s’en débarrasser. Il avait épuisé toutes ses potions de soins et de plus, impossible de réaliser le moindre enchantement. Avez-vous déjà essayé de vous concentrer profondément quand vous éternuez toutes les vingt secondes ? Ca ne pouvait plus durer. Il fallait faire quelque chose. Et dire que c’était pareil tous les ans...

Harbarn sursauta. Il avait cru entendre une voix. Pourtant, dans la ville, tout le monde se calfeutrait chez soi, au chaud. Et ce n’était pas encore l’heure de la relève. Il écouta attentivement. Encore ce cri. Cela venait de l’extérieur des murailles. Qui pouvait être assez fou pour circuler par ce temps ? Tendant le cou, il tenta de percer du regard le rideau de pluie. De nouveau cette voix. Il l’entendait distinctement, cette fois. Elle était très proche. Harbarn appela de toutes ses forces pour couvrir le vent :
« Ooohééé !
– Ho !
– Qui va là ?
– Voyageur !
– Quoi ?
– Voyageur !
– Ca alors… Avancez jusqu’à la porte ! »
Harbarn pénétra précipitamment dans la tour et réveilla l’autre qui ronflait.
« Debout !
– Hein, quoi, il fait beau ? C’est l’heure de la relève ? Pousse-toi de là, t’es trempé, tu ne vois pas que tu ruisselles sur moi ?
– C’est pas le moment. Il y a quelqu’un à la porte. Remplace-moi, je vais voir. Et prends une arbalète pour me couvrir, au cas où.
– Faut être fou pour...
– Je sais. »
Harbarn entrouvrit la lourde porte, juste assez pour sortir voir qui étaient ces inconscients qui voyageaient par ce temps.
Il se trouva nez à nez avec deux pauvres bêtes complètement transies de froid. Un vrai crime que de les sortir sous cette pluie. Elles étaient attelées à un chariot, du genre de ceux qu’utilisent les voyageurs de commerce. Mais ceux-là n’avaient rien de commerçants. Harbarn contemplait, ébahis, cette famille – le père, la mère, les deux marmots –, en vêtements légers de couleurs vives, avec des motifs à fleurs, et chaussés de sandales. Les enfants étaient même torses nus, grelottants. Le père descendit de son banc et s’approcha de la porte. Harbarn imaginait son camarade, là-haut, suivant les moindres mouvements de l’homme du bout de son arbalète. L’homme arborait un grand sourire, éclatant sur sa peau mate.
« Et alors, l’ami, on refuse l’entrée à de braves touristes ?
– Que... de... quoi ?
– Ecoutez, arrêtez de jouer, laissez-nous entrer nous abriter. Quel temps, hein ?
– Bon, vous allez entrer, mais je ne peux vous laisser passer que la première porte pour l’instant. On doit fouiller votre carriole. On ne sait jamais, vous comprenez. Attendez un instant, je reviens. »
Harbarn referma la lourde porte. Il fallait aller chercher le capitaine. Mais d’où sortait cette famille d’hurluberlus ?
Quelques minutes plus tard, il fouillait la carriole avec deux autres gardes, pendant que le capitaine interrogeait les occupants. Quel bric-à-brac ! Mais où avaient-ils pu amasser toutes ces choses ? Certainement pas dans la région, en tous cas. Des coquillages et des galets de toutes tailles, dont certains étaient peints –« Souvenirs de Barlet-Plage » ??–, des petits châteaux, des maisons, des bateaux à voiles, des animaux, tous faits de montages de coquillages et galets, des colliers de pacotille, des lanières de cuir gravées aux armes de villes inconnues, des armes de mauvaise facture, plus décoratives qu’utiles, de curieux petits filets munis d’un long manche, auxquels adhéraient encore des algues, une collection de petits seaux en bois et en métal, aux formes curieuses (étoiles, fleurs, ...) dont certains contenaient encore du sable, etc... Des vêtements humides pendaient un peu partout et il en émanait comme une odeur de poisson. En tous cas, même si tout cela était fort curieux, il n’y avait rien qui put paraître dangereux.

Il entendait pendant ce temps la discussion entre le capitaine et le père de famille.
« Bon. Alors, premièrement, d’où venez-vous, comme ça ?
– Ben, de Barlet-Plage, on habite à la pension de la Mère Poëllarde. Vous savez, la grande maison toute en bois si joliment décorée avec des fleurs plein les balcons. Tenez, c’est celle qui est devant la plage, la première après le grand débarcadère. On a une vue imprenable sur la mer et les grands voiliers qui ...
– Jamais entendu parler. C’est loin d’ici ?
– Pensez-vous ! On est parti ce matin ! Il ne peut pas être beaucoup plus que midi, maintenant, d’après mon estomac. Hem... D’ailleurs, si vous pouviez nous indiquer une bonne auberge gastronomique, qui fasse les spécialités du coin, vous seriez bien aimable.
– Ecoutez, ici, on n’aime pas que les gens se payent notre tête. La mer, la plage, tout ça, on en a juste entendu parler, nous. Personne ne connaît, ici. La mer, elle est à des mois d’ici. Alors ne me racontez pas de goblineries...
– Ah, ah, ah, ah ! Elle est bien bonne ! J’ai presque faillit marcher ! Pendant deux secondes, je me suis mis à douter... Ah, ah, ah ! Des goblineries ! On ne me l’avait jamais faite, celle-là !
– Ça suffit ! hurla le capitaine, excédé.
– Bon, bon, d’accord... Faut pas s’énerver... Si vous dites que vous n’avez jamais vu la mer, moi, je veux bien vous croire, hein... Houlà...
– Grrmbll... Je continue. Que venez-vous faire à Artim ?
– Et bien... visiter...
– Visiter Artim ?
– Oui... En fait, on s’était perdu, et puis de braves paysans nous ont indiqué la présence de cette ville que nous ne connaissions pas. Alors, on a décidé de venir voir. Dommage qu’il fasse un tel temps, on ne peut rien voir de la ville. Il faisait si beau, ce matin, quand on est parti.
– Ouais. Je ne sais pas d’où vous êtes parti, mais cela fait un mois qu’il pleut comme ça sans arrêt.
– Ah. Localisé, le climat, dites donc...
– Et vous venez juste pour visiter ? Vous n’êtes pas marchand ? De quoi vivez-vous ?
– Ben, moi, je suis charcutier, normalement. A Pretzel-les-Corbeaux. Mais là, on est en Repos Annuel. En villégiature, quoi. Chez nous, nous avons le droit de ne pas travailler deux semaines par an, pour nous reposer, nous changer les idées, aller faire un tour. Monsieur le Comte, il dit comme ça que ça met de meilleure humeur pour le reste de l’année. Il n’a pas tort. Ça nous fait un bien fou. Vous devriez peut-être en faire autant. Vous avez l’air d’être sur les nerfs. Cette année, vous voyez, on avait décidé d’aller à la mer...
– Je vois. Mais Artim, n’est pas à proprement parler l’endroit idéal pour se balader. Il pleut pendant tout l’hiver...
– On est en été...
– En hiver. Et quand il ne pleut pas, il faut subir les attaques incessantes des Gobelins des Monts Noirs.
– Capitaine, appela Harbarn depuis le chariot, vous savez, tout, dans cette carriole, prouve ce qu’ils disent : ils étaient au chaud et près de la mer... Il faudrait peut-être en parler à Maître Eober...
– D’accord. Allez le chercher... et rapportez des couvertures pour ces gens et occupez-vous des chevaux ou ils vont crever sur place de froid »

La grande salle du Conseil était plutôt sinistre. Elle avait été ouverte exceptionnellement et n’avait pu être préparée, comme c’est le cas pour chaque réunion planifiée. En hiver, le conseil ne se réunissait pas, et tout était entreposé dans les greniers. On avait juste amené à la hâte quelques chaises et des chandeliers sur pieds. Dehors, le vent, la pluie battante, le tonnerre, ajoutaient encore au lugubre de cette grande pièce vide. Maître Eober avait interrogé cette famille et, très vite, avait commencé à entrevoir ce qui avait pu se passer. Il avait donc provoqué cette séance extraordinaire, tirant de leurs douillets foyers le Maire et les quelques notables de la ville.
« Bien. Monsieur Paturon, veuillez s’il vous plaît répéter à ces messieurs, administrateurs de la ville d’Artim, ce que vous m’avez dit tout à l’heure.
– Encore ?! Mais je vous l’ai déjà dit à vous, à votre garde, au capitaine...
– S’il vous plaît. Ces messieurs ne connaissent pas votre histoire.
Et l’homme de raconter à nouveau son histoire : son métier, son Repos Annuel, la plage, la pension de la mère Poëllarde, le départ ce matin, l’arrivée à Artim sous une pluie battante, l’incompréhension du garde...
– Oui, oui, mais je pense que vous avez dû omettre un détail. C’est probablement quelque chose qui vous a paru insignifiant, mais qui doit être la clef de l’énigme. Ne seriez-vous pas passés par une porte ?
– Euuh… si… tout à l’heure, il y a cinq minutes, en entrant dans cette pièce… avec vous. Vous ne vous rappelez pas ? ajouta-t-il d’une voix doucereuse, comme parlant à un enfant.
Il regarda sa femme en grimaçant du coin de la bouche, pour lui faire comprendre à quel point celui-là devait être idiot.
Eober prit une inspiration profonde, avant de répondre.
– Ce n’est pas de ce genre de porte que je voulais parler. Ce serait plutôt… une arche, quelque chose sous lequel vous seriez passés, je ne sais pas, en bois, peut-être, ou même en pierre. Et vous avez ressenti un certain malaise, comme un vertige en passant dessous, non ?
– Mouais. Il y avait effectivement ce drôle d’arbre, planté aux deux bouts, vous voyez. Il était recourbé et sa tête s’était replantée dans le sol. Et on a tous eu le mal de mer à ce moment-là. Même que ça m’a rappelé quand on était sur le bateau du Capitaine Erquy, pendant cette tempête et que j’ai rendu toute l’omelette que j’avais mangée à midi, même que je me suis dit que je n’aurais pas dû abuser de ce vin de pommes et que le Capitaine avait dit…
– C’est cela !
– Si vous nous expliquiez, Maître Eober, demanda le Maire.
– Bien sûr, veuillez me pardonner. Vous avez certainement tous entendu parler des Portes Ethernelles, qui font communiquer deux endroits différents, deux mondes entre eux, en passant par l’Ether. Je pense que ces braves gens ont changé de Monde sans s’en apercevoir. Ils étaient ce matin ailleurs, en un lieu où il fait très beau, près de la mer. Et ils sont arrivés chez nous. – Vous voulez dire qu’ils peuvent rentrer facilement chez eux ?
– Ce ne sera pas vraiment facile, car ces portes doivent être appelées par celui qui veut voyager et il faut avoir le Don de les appeler. Et je pense que cet homme peut le faire, bien qu’il l’ignore.
– Voilà qui est fort intéressant, Maître Eober. Si nous pouvions trouver un autre endroit où vivre, un endroit où le temps soit plus clément...
– Je m’en doutais et c’est bien pour cela que j’ai tenu à vous le faire savoir.
– Messire Paturage...
– Paturon.
– Oui, si vous voulez. Verriez-vous un inconvénient à repartir accompagnés de quelques personnes de notre cité, afin de leur faire découvrir les beautés que vous nous vantez ?
– Ben, ça me gène un peu. Je ne sais pas s’il serait bon qu’à cause de moi, une ville entière d’étrangers vienne s’installer là-bas. Il n’y aurait plus de place pour les Reposeurs.
– Préféreriez-vous rester ici, sous la pluie, jusqu’à l’hiver prochain ?
– Ah... Evidemment, si vous le présentez comme ça... Je crois que j’accepterai avec grand plaisir de me faire accompagner.
– Vous êtes un homme intelligent, Messire Patapon.
– Paturon.
– C’est cela même. Je crois qu’il serait tout indiqué que Maître Eober fasse partie de l’escorte. Il serait bon également qu’un combattant soit là pour vous protéger, au cas où... Mais nous allons devoir désigner arbitrairement quelqu’un.
– Moi ! s’écria soudainement Harbarn en avançant précipitamment de deux pas. Se rendant compte immédiatement de son audace, il recula, rouge de confusion. Je veux dire... j’aimerais bien, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, si vous le permettez...
– C’est dit ! Vous irez ! Et rapportez- nous de bonnes nouvelles ! »

Enfermé dans sa chambre, à la pension de la mère Poëllarde, Harbarn, la figure rouge et brûlante, suait à grosses gouttes. Il avait fermé les volets pour se soustraire aux rayons intolérables du soleil. Son mal de tête n’en finissait plus et il ne savait comment se mettre pour échapper aux brûlures de tout son corps.
Il poussa un juron et envoya un coup de pied rageur dans le montant du lit. Puis il tenta de s’enrouler dans les draps et mit sa tête sous l’oreiller. De toute façon, impossible de sortir avec une telle canicule...

Sale temps.