Le matin, j'emmène ma fille chez la nourrice, en voiture, avant de partir au boulot. Ce matin-là, en arrivant à 300m de l'immeuble, je suis bloqué par un minibus arrêté dans le passage. Bien sûr, je râle comme d'habitude et un con. Au moment où ma main va enfoncer le klaxon, je stoppe le mouvement en apercevant à l'arrière le gros logo signalant la présence d'handicapés. Effectivement, le chauffeur descend, fait le tour et aide péniblement une dame à descendre. Il a l'air de lui demander si ça va et la laisse donc sur le trottoir, puis remonte et s'en va. Elle a l'air d'aller, d'ailleurs, elle n'a pas de canne et se tient bien droite.

J'enclenche la première, mais avant même de relever le pied gauche, boum, la dame s'écroule par terre comme un château de carte. Bien sûr, j'ai juste la présence d'esprit de mettre le frein à main avant de me ruer dehors et de courir à son aide. Elle n'arrive pas à se relever. J'essaie de lui tirer sur un bras, mais elle est trop lourde. Après trois essais infructueux, je finis par lui dire de s'accrocher à mon cou, je l'attrape sous les bras et je tire. Je réussis à la remettre à flot.

Elle me dit que ça va, je la lâche prudemment. Elle tangue, titube et se rattrape au capot d'une voiture stationnée. Bon. Je lui colle un bras autour de mes épaules et je la fais traverser, je lui fait monter le trottoir d'en face et l'appuie sur la porte d'entrée de son immeuble comme on poserait une planche.

Elle n'a visiblement aucune force dans les jambes, mais le plus surprenant, c'est qu'elle n'ait pas de canne, alors qu'il lui faudrait au moins un déambulateur. Elle n'arrête pas de répéter que ça va, ça va. Elle appuie sur une sonnette. Moi, je sais que dans l'immeuble, il n'y a pas d'ascenseur et je vois bien qu'elle ne pourra pas monter les escaliers. Je lui demande si quelqu'un va descendre l'aider à monter, elle me dit que ça va, ça va. Bon, visiblement, elle est gênée, je la laisse, un peu à regret et je retourne à ma voiture.

D'ailleurs, j'ai laissé la voiture au milieu de la rue, la clé sur le contact, le moteur qui tourne et ma fille qui est dedans. Il ne manquerait plus que je fasse tirer ma voiture pendant que je suis en train d'aider quelqu'un. Mais je n'y crois pas.

En repassant devant la porte, je vois à travers la porte vitrée, dans le hall, la dame qui monte péniblement les marches. Bon. Je ne peux rien faire de plus, je vais chez la nourrice.

300 mètres plus loin, je revois le minibus qui est garé. Ce coup-ci, j'éteins le moteur, je prends ma fille et je vais taper à la vitre du gars en lui faisant signe de la descendre (la vitre). Le gars croyait que j'allais l'engueuler parce qu'il bouchait la circulation.
- Non, mais votre cliente que vous avez déposée, tout à l'heure, je l'ai ramassée par terre au milieu de la rue ! Vous pourriez faire attention aux personne que vous laissez dans la rue, quand même. (Oui, bon, elle était sur le trottoir, mais j'aime bien dramatiser).
- Quoi, mais je lui ai demandé si tout allait bien et elle a dit que ça allait. Merde, bon, j'y retourne, je vais voir.
- Ca sert à rien, elle est rentrée chez elle, maintenant.
- Mais ce n'est pas chez elle, justement.

Bon, le mec avait l'air embêté, je pense qu'il était sincère. D'autant plus que je crois bien qu'il doit s'assurer que son client va bien quand il le laisse. Bon, il y va. Moi, je laisse ma fille chez la nourrice et je rentre dans les embouteillages réjouissants. Mais je ne suis pas tranquille. Pourquoi cette personne, visiblement très handicapée, se balade-t-elle comme ça sans canne, sans aide ? A-t-elle réussi à monter jusqu'à l'appartement ? Combien d'étages a-t-elle du gravir ? Bref, je me fais mon film. En plus, je me suis fait mal au dos. C'est qu'elle n'était pas légère. Il faut vraiment que je prenne des cours de secourisme, j'apprendrai peut-être à porter quelqu'un sans me faire mal.

Bon. Embouteillages, embouteillages, travaux, embouteillages, parking, ascenseur, bureau, manteau, bonjour, bonjour, bonjour, ordinateur, messages. Allez café.

Autour de la table de la cafét', je ne peux pas m'empêcher de raconter mon histoire, d'autant plus que mon omoplate me tire bien.
- Rhhôô, ben dis donc, c'est vachement bien ce que tu as fait ! Moi, je sais pas si...

Et puis pourquoi est-ce extraordinaire d'aider une femme qui tombe devant soi ? En les écoutant, je pourrais croire que tout le monde ne le ferait pas ? Je ne vois pas où est l'exploit.

- ...et elle était comment, cette dame ?
- Ben, je ne sais pas. Elle était un peu âgée, noire, un peu grosse. Et lourde, en tous cas. Elle n'avait pas l'air bien, elle ne devait pas comprendre tout ce que je disais, je pense. (Merde, j'ai fait une connerie, j'ai dit qu'elle était noire, mais bon, c'est vrai)
- Aaaah, oui, mais bon, ces gens-là, tu comprends...
- Non.
- Ben oui, mais ces gens-là, tu voiiiis...
- Non, je ne vois pas, non. Ca aurait pu être ma mère.
- Ca, ça m'étonnerait, ricane l'autre.
- Bon, j'ai fini mon café, j'ai du boulot, salut.

ET ALORS, BORDEL !!!!!
Je n'ai rien dit car il faut bien que je continue à travailler avec mes collègues, mais je ne comprends décidément pas. Je ne comprends pas cette attitude. Je pensais que les racistes, c'était des gens sans culture, au chômage, sans vie sociale, avec la haine de la société. Bon, ce n'est pas vraiment une découverte, mais je suis quand même surpris à chaque fois. On travaille dans une énorme multinationale, on a tous fait des études, on parle plusieurs langues, on discute fréquemment avec des gens de toute la planète. Comment peut-on encore penser cet archaïsme ?

Oui, elle avait quelque chose de ma mère, je ne sais pas quoi. C'était une femme handicapée. Et elle était noire. J'aurais dû dire qu'elle était juive en plus, pour voir leur tête.